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Par J.J S.S dans l'Express... L'actualité !
Un homme est mort. C'était un brave homme. C'était même beaucoup mieux que cela, tout le monde le reconnaît, et le dit. Un homme intègre, courageux, et juste. Peut-être son nom ne vous dit-il plus grand chose : Paul Ramadier.
À l'heure où chacun s'interroge en conscience sur la renaissance, possible ou non, d'une démocratie en France, et à quelles conditions. A l'heure où l'on commence à espérer, ou à craindre que des choix cruciaux, et forcément douloureux, ne s'imposent pour sortir du sommeil gaulliste.
Inutile de fouiller très loin dans l'histoire de Paul Ramadier pour y découvrir des diamants politiques. Inutile de recueillir des confidences ou de rechercher des secrets. Les faits sont là, à portée de la main.
L'ANNEE TERRIBLE 1947
Par Jean-Jacques Servan-Schreiber
L'Express 19/10/1961
Nous sommes en 1947. La IVème République vient de naître. Elle a un Président : Vincent Auriol. Elle n'a pas encore de gouvernement. Elle va l'avoir, Paul Ramadier en est le chef.
Son Ministère est fondé sur un contrat entre les trois principaux partis de l'Assemblée Nationale : le Parti communiste, le Parti socialiste, le M.R.P. Tous les trois participent au gouvernement.
Les difficultés de gestion sont nombreuses : reconstruction, ravitaillement. Mais la France est réconciliée avec elle-même. La Résistance a triomphé, elle est au pouvoir tout entière, et résolue à construire une société nouvelle, détruire les féodalités, à dompter les grands intérêts, à établir plus de justice sociale, à redonner aux Français, après un entre-deux-guerres marécageux et une collaboration avilissante, le fil de l'espoir collectif.
Quelle aube que celle de l'année 47 !
Tout était possible pour la France. Concrètement, politiquement possible. Bien davantage qu'en 1936 où toutes les défenses des intérêts établis tenaient solidement en place. Bien plus qu'en 1871 où le peuple n'était qu'une abstraction politique, le pouvoir, appartenant tout entier à une fraction du pays. En vérité, jamais depuis la grande révolution, depuis 1789, de pareilles conditions n'avaient été réunies.
Au début ce fut sans grand problème.
Toute l'équipe Ramadier luttait ensemble pour nourrir la France et pour la rebâtir. Les M.R.P. mettaient la question laïque loin derrière l'intérêt national, ils étaient les garants de la paix religieuse. Maurice Thorez, de toute son autorité, exhortait les travailleurs à faire fonctionner la machine de production avant de songer à leurs revendications particulières. Les socialistes dirigeaient et, pour la première fois depuis les quelques mois éphémères du Front Populaire, avaient en main les moyens de réaliser le socialisme.
Les orages se levèrent. Mais ils n'étaient pas inattendus. Ils ne pouvaient pas surprendre des navigateurs politiques.
En février, un homme qui avait quitté le pouvoir en calculant qu'il serait rappelé dans les jours suivants, et qui avait été déçu dans sa stratégie, donna l'assaut contre la République socialiste. C'était le général de Gaulle. N'y tenant plus d'être à la retraite, il lance le R.P.F. qui attire aussitôt toute la droite et l'extrême-droite, pour une grande revanche. Il est pressé. Février, rentrée politique. Discours-programme à Strasbourg le 6 avril. Conférence de presse à Paris le 24 avril posant sa candidature au pouvoir. Ce sont déjà des choses que notre mémoire trop courte et un certain mythe de l'arbitrage habilement échafaudé en mai 1958 nous ont fait oublier.
Un autre orage vient des confins du monde occidental. L'Angleterre la première a pressenti les conséquences inévitables de la guerre et, avec une sagesse exemplaire, le gouvernement travailliste émancipe l'Empire des Indes et le Royaume d'Egypte. Pour commencer.
La France se trouve devant le même fait historique à Madagascar et, surtout, en Indochine.
Le gouvernement Ramadier, composé d'hommes pour qui le droit des peuples à l'émancipation est une conviction politique fondamentale, va devoir agir. C'est urgent. La guerre gronde déjà dans les rizières du Tonkin. Mais Ho Chi Minh est prêt à prendre sa place dans l'Union Française. Rien n'est joué.
Le troisième orage éclata sur l'Atlantique. L'Amérique et l'U.R.S.S., discutant d'un traité de paix avec l'Allemagne au cours d'une conférence réunie en mars à Moscou, ne parviennent pas à s'entendre. La rupture créerait un terrible antagonisme en plein cur de l'Europe. Mais l'Europe peut intervenir. Le Parti travailliste, au pouvoir, veut tout faire pour éviter la cristallisation des blocs ennemis. On attend la politique de la France. La guerre froide n'a pas commencé.
Menace d'un assaut gaulliste contre l'Etat ; risque de glisser dans les guerres coloniales ; rupture possible entre l'Est et l'Ouest nous sommes en mai 1947. Le destin balance. On dirait que l'Histoire retient son souffle. On attend la France.
Cest alors qu'une grève intervient aux usines Renault. Grève insolite. Tous les syndicats, et d'abord la C.G.T., tous les partis y compris le Parti communiste ont désavoué les revendications immédiates qui compromettraient la reconstruction du pays. Ensemble, ils ont bloqué les grèves. L'affaire Renault éclatant, les ministres communistes demandent à Ramadier un certain nombre de mesures d'apaisement pour éviter d'être débordés. En attendant ils restent solidaires.
Au même moment arrive à l'Assemblée le débat sur les « difficultés » rencontrées en Indochine. Il s'agit d'abord de prendre des décisions militaires. Les communistes refusent. Ils veulent une autre politique que la répression. Ramadier insiste : il ne peut pas faire autrement pour l'instant, que les communistes prennent patience. Il est à peu près entendu : à l'Assemblée les députés communistes s'abstiennent, les ministres communistes votent pour le gouvernement et y demeurent.
Deux mois se passent. La tension croît. Dans le monde, entre Washington et Moscou. En France, dans la classe ouvrière.
Paul Ramadier décide alors de bloquer les salaires et de poser sur cette politique la question de confiance. Les communistes ne veulent pas la voter. Ramadier pressent que le moment est décisif. L'avenir se joue, là et maintenant.
Il le comprend et il le dit. Il s'écrie, s'adressant aux communistes : « Allons-nous nous séparer ? Mais alors on ne peut prévoir jusqu'où cela pourra aller. Sera-ce jusqu'à la fin de la République ? Sera-ce jusqu'à la fin de la France ? »
Paroles prophétiques, qu'on ne relit pas aujourd'hui sans un goût terrible de cendres dans la bouche.
Mais au moment où Ramadier parle, le sort n'en est pas jeté.
Certes les communistes vont voter contre la question de confiance, et le gouvernement est donc condamné. Mais rien n'est encore définitivement brisé. Tout dépend du Parti socialiste. S'il accepte de garder le pouvoir sans les communistes, il deviendra le prisonnier de la droite. L'espoir sera enterré à l'Ouest.
A l'intérieur du parti la décision est prise : le Comité directeur S.F.I.O., considérant que le gouvernement à direction socialiste ne devait pas continuer sans les communistes, a choisi la démission collective du cabinet
Mais alors, c'est l'aventure ? C'est d'un côté la masse des travailleurs avec les deux partis qui la représentent ; de l'autre, les institutions, les fondations, et les hommes de l'ordre. C'est le risque de conflit et d'explosion. C'est la révolution possible contre le retour des gérants de la société capitaliste. C'est tout cela oui.
Pourtant la plus haute instance du Parti socialiste a choisi. Elle a choisi ce risque-là, et cet espoir.
La France est au centre du monde.
Ce qui est en jeu est immense.
C'est le contrat social dans l'Europe industrialisée d'après-guerre.
C'est le rôle de cette l'Europe dans le grand affrontement entre les Etats-Unis et l'U.R.S.S. C'est l'évolution des rapports entre l'Occident et les peuples colonisés.
Pour tout cela le Comité directeur S.F.I.O a fait son choix.
C'est alors que trois hommes sages, trois vieux camarades soucieux de tranquillité pour le pays se réunissent. Ils détiennent, à eux trois, un pouvoir considérable. L'un, Vincent Auriol, est Président de la République. L'autre, Léon Blum, est la plus grande autorité dans son parti et dans la nation. Le troisième est Paul Ramadier, chef non encore démissionnaire du gouvernement.
Ils jugent que l'intérêt supérieur de l'Etat est d'écarter avant tout le risque « d'aventure ». Il faut que Ramadier reste à la tête du gouvernement. On trouve un moyen : il faut se séparer par décret des ministres communistes.
C'est contraire à la position, clairement exprimée, du Comité directeur ? Oui. C'est contraire à toute l'orientation du Parti socialiste, à sa doctrine même, à sa raison d'être ? Oui. Eh bien ! on va convoquer un Conseil national et le placer devant le choix des trois sages. On verra bien.
Tout est en action. Toutes les pressions. Tous les intérêts. Toutes les craintes. Toute la presse...
Certes, nous avons connu cela depuis. La grande peur et les grands retournements de Mai 1958 sont bien frais dans notre mémoire.
Mais en 1947, c'était la première fois. Et quel enjeu !
Le Conseil national se réunit donc. Par 2.529 voix contre 2.125 le Parti Socialiste revient sur sa décision et se range à l'avis des trois Justes. « L'aventure » n'aura pas lieu.
Désormais le destin est tracé.
La guerre d'Indochine, elle, aura lieu.
La droite reprendra le pouvoir.
L'économie du pays reviendra rapidement à ses propriétaires. La guerre d'Algérie aura lieu à son tour.
Le coup d'Etat militaire arrivera, et de Gaulle abattra la République.
A partir de mai 47, la Résistance a donc vécu. C'est la Restauration.
Voilà l'histoire de Paul Ramadier, qui est mort. Il est mort avec la conscience tranquille, et les mains propres.
C'était un Juste.