Jean-Luc Melenchon - Sénateur, ancien Ministre : Réaction au discours de Latran du Prdt. Sarkozy...
LE DISCOURS DE LATRAN DU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE FRANCAISE CONTRE LA LAïCITE REPUBLICAINE
Tenue collective du Mardi 22 Janvier 2008
En présence de
Jean-Michel Quillardet, Grand Maître du Grand Orient de France (GODF)
Yvette Nicolas, Grande Maîtresse de la Grande Loge Féminine de France(GLFF)
A l’initiative de la R :. L :. Roger Leray,
et d’un collectif de Loges en cours de constitution, parmi lesquelles :
Albert Camus, Paris -Avant-garde -Maçonnique, Paris-Chemin de vie n° 178 (GLFF) -CitéNouvelle (Sarcelles) -Les disciples de Memphis-Marconi de Nègre, Paris -Eleuthérian°164 (GLFF) Jérôme Lalande, Paris-Lautaro, GOLA -Le Monde, Paris -Léon Gambetta-l'Atelier Républicain, Paris -Pierre Joseph Proudhon n° 485, Besançon -Que sais-je,Paris-Saint Just 1793, Paris Salvador Allende , Paris -Sincérité Fraternelle, Creil -Solidarité-Laïcité, Paris -Spartacus, Paris -Temple de l’Honneur et de l’Union, Paris -Union Universal (GOLA), -Université Maçonnique, Paris -Volney 1789, (Pontault Combault)…..
LE DISCOURS DE LATRAN DU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE FRANCAISE CONTRE LA LAÏCITE REPUBLICAINE
PLANCHE DE NOTRE FF :. JEAN LUC MELENCHON
Sommaire
- Le discours de Latran
- Laïcité, choc des civilisations
- Lever le verrou de la laïcité française
- La laïcité républicaine en danger
- Un projet concret de remise en cause de la Loi de 1905
« J’ai été invité à présenter devant le Grand Orient de France un travail sur le discours prononcé par le président de la République au Vatican. Ce discours a en effet soulevé une grande émotion. Il a donné lieu à interpellations du gouvernement par l’opposition dans les deux assemblées. Il a provoqué une série d’interventions publiques du grand maitre du Grand Orient de France Jean Michel Quillardet. De nombreux intellectuels ont pris position.
En France, la laïcité de l’Etat est une question sensible. Car le pays a connu trois siècles de guerre civile religieuse, ouverte ou larvée. Les principaux courants qui en ont été protagonistes sont toujours présents et actifs. L’instauration de la laïcité comme principe organisateur et pacificateur de notre république est le résultat de cette histoire. Depuis la loi fondatrice de 1905 instituant la séparation des églises et de l’Etat, le débat a été ouvert à de nombreuses reprises sous des formes diverses et les citoyens s’y sont toujours engagés avec force. Le discours du président de la république, par la radicalité de sa rupture avec les principes constant de la République sur ce sujet, semble devoir ouvrir une nouvelle période de confrontation.
Le discours de Latran
Un manifeste global
Ce discours ne doit pas être lu comme l’expression de la sensibilité personnelle de Nicolas Sarkozy en matière religieuse. Certes, le président est, selon ses propres termes, un « catholique de tradition et de coeur ». Personne ne lui en fait grief. C’est une conviction qui relève de la sphère privée.
Au demeurant il n’est pas le premier président de la république française à être croyant et pratiquant. Le discours du président de la République devant le chapitre de Saint Jean de Latran, est une parole officielle prononcée au nom de la République française. C’est celle du président de la République es qualité, représentant tous ses concitoyens français, au moment ou il accepte d’endosser une fonction honorifique liée par tradition folklorique à sa charge, celle de chanoine de Latran, paroisse de l’Etat du Vatican dans la ville de Rome. Sur le moment, puis à la suite de son allocution, le président a souligné à diverses occasions l’importance particulière de ce discours. Il s’agit bien d’une définition des principes et de la vision auxquels il entend se référer à propos de la place du fait religieux dans la vie des sociétés modernes en général et de la religion catholique en France en particulier.
Les discours qu’il a ensuite prononcé à Ryad en Arabie saoudite, puis pour ses voeux devant le corps diplomatique ou à l’occasion de la réception des chefs religieux à l’Elysée ont confirmé l’importance du discours de Latran dans la définition de la politique que veut conduire le chef de l’Etat. Il existe ainsi une sorte de continuité entre ses différentes expressions qui se complètent de façon assumée. Elle dessine un tableau d’ensemble. Il se fonde sur une analyse du rapport de la société humaine au fait religieux. Il s’articule, par degré, avec une approche qui prétend ancrer la démonstration dans une prétendue aspiration irrépressible des individus pour la transcendance.
Le discours de Latran est assumé comme un discours de rupture avec les précédentes prises de position des présidents de la république française à propos des rapports avec l’église catholique. Mais cette rupture n’est pas seulement l’énoncé d’un nouveau cadre conceptuel. Elle fonctionne comme une transgression, c'est-à-dire comme une inversion du point de vue qui avait prévalu jusqu'à présent.
On constate en premier lieu que le président Nicolas Sarkozy a adopté l’angle sous lequel l’église catholique romaine se situe dans ses controverse avec la république française depuis sa fondation et même face à ses rois sous l’ancien régime. De biendes façons c’était le préalable à l’énoncé de la nouvelle politique.
Une relecture orientée de l’histoire de France.
Quand l’histoire de France cesse d’être une matière scientifique pour devenir un récit politique, deux lectures se présentent le plus souvent. La version républicaine traditionnelle raconte l’émergence progressive et douloureuse de la nation et de la souveraineté populaire au fil d’une histoire de conflits avec l’église et l’ancien régime monarchiste. L’autre raconte la supposée permanence chrétienne de l’histoire des français et positionne faits et jugements dans leur relation à cette fidélité.
C’est, pour faire simple, la « gesta deii per francos » de Grégoire de Tours, la « geste de dieu à travers les Francs ». Evidemment cette histoire est censée être construite en osmose étroite avec la papauté. Parmi tant d’autres cet état d’esprit est celui qu’évoque cette mise en garde du pape Léon XIII dans les années de la République française renaissante : « La France ne saurait oublier que sa providentielle destinée l'a unie au Saint-Siège par des liens trop étroits et trop anciens pour qu'elle veuille jamais les briser. De cette union, en effet, sont sorties ses vraies grandeurs et sa gloire la plus pure. Troubler cette union traditionnelle, serait enlevé à la nation elle-même une partie de sa force morale et de sa haute influence dans le monde ». (Allocution aux pèlerins français, 13 avril 1888.)
Cette vision se réfère volontiers à de supposées « racines » qui lieraient le présent au passé profond et dont l’amputation menacerait l’identité même du pays. Comme si chacun était uni au passé par cet organe mystérieux et comme si le passé était autre chose qu’une reconstruction opérée par chacun en fonction des préoccupations du présent ! Le président de la république a fait sienne cette seconde lecture de l’histoire de France. « Comme de son histoire commet un crime contre sa culture, contre ce mélange d'histoire, de patrimoine, d'art et de traditions populaires, qui imprègne si profondément notre manière de vivre et de penser. Arracher la racine, c'est perdre la signification, c'est affaiblir le ciment de l'identité nationale, c'est dessécher davantage encore les rapports sociaux qui ont tant besoin de symboles de mémoire ».
Dés lors, à propos de son installation comme chanoine honoraire de saint jean de Latran il proclame. « J'assume pleinement le passé de la France et ce lien si particulier qui a si longtemps uni notre nation à l'Eglise ». En effet… La démonstration va donc être un florilège de poncifs éculés. Rien n’est plus parlant que cette phrase d’accroche du début de son propos. « C'est par le baptême de Clovis que la France est devenue Fille aînée de l'Eglise. Les faits sont là. En faisant de Clovis le premier souverain chrétien, cet événement a eu des conséquences importantes sur le destin de la France et sur la christianisation de l'Europe.. C’est, collées l’une derrière l’autre, plusieurs légendes chère à l’historiographie catholique la plus désuète. Le fait, quoiqu’en dise le président, est très loin « d’être là »…En effet le baptême de Clovis n’est pas du tout un fait historique avéré. Ses rares mentions sont extrêmement évasives dans les textes religieux de référence. En vérité le roi franc fut allié avec l’Église romaine au moment ou l’un et l’autre y avait un intérêt mutuel. Le roi franc pour entrer dans le sud gallo romain bien christianisé, l’église romaine pour réprimer la contagion de l’hérésie arienne qui menaçait son autorité dans le clergé. En fait de conversion et autre prodige spirituel c’est en réalité la première forme d’alliance entre Eglise et pouvoir politique en vue d’un objectif commun de domination mutuellement assistée. Le reste des évocations historiques ne vaut pas mieux. Clovis n’est pas du tout le premier souverain chrétien. Avant lui l’empereur Constantin et quelques autres ou bien l’empereur Théodose l’étaient déjà. De même nombre de princes et princesses burgondes comme la propre épouse de Clovis l’étaient avant lui. On mesure aux erreurs flagrantes du récit historique sa vocation purement allégorique. Le Président fait sienne une légende pour suggérer l’évidence de la leçon qu’elle est censée porter. « Au-delà de ces faits historiques, c'est surtout parce que la foi chrétienne a pénétré en profondeur la société française, sa culture, ses paysages, sa façon de vivre, son architecture, sa littérature, que la France entretient avec le siège apostolique une relation si particulière. Les racines de la France sont essentiellement chrétiennes »
Essentiellement, c'est-à-dire en ce qui concerne son essence même, sa nature intime. L’inné des français, pour Nicolas Sarkozy serait chrétien.
On doit s’attarder un peu sur le recours à l’histoire profonde du pays pour comprendre que l’exercice n’est pas neutre en lui-même. Tant que le président cite des écrivains et des gens d’églises, il est dans son rôle d’évocation de la participation des français à une histoire religieuse qui a beaucoup compté pour eux. Mais quand ces évocations portent sur des personnages politiques il en va tout autrement. Notamment quand il s’agit d’évocation de personnage d’ancien régime. Entre l’ancien régime et la République, c’est la rupture qui fait sens, et non l’apparente impression de continuité que donnent la permanence des lieux et la suite des générations. La rupture est celles des principes, des valeurs, des mobiles d’action, des objectifs. Se référer à une histoire commune avec l’ancien régime pour un gouvernant républicain, c’est prendre le risque permanent du contre sens politique. Sans aucun doute le président ne le sait pas. Peut-être n’y a-t-il jamais réfléchi. Il n’empêche. La Référence à Louis IX, canonisé par l’église et connu sous le nom de « saint Louis » est particulièrement malheureuse. On comprend qu’il s’agit de montrer que le pouvoir lui-même en France a été si près du catholicisme qu’il a été reconnu par lui comme figure exemplaire de ses propres valeurs. C’est d’ailleurs un classique des admonestations des papes à tous les souverains français avec qui ils ont été en conflit : citer comme contre modèle « saint louis » leur ancêtre ! Le président veut donc en saluer la « contribution spirituelle » et la « signification morale de portée universelle ».
Rien n’est plus discutable. Les raisons qui ont valu au roi Louis IX d’être canonisé par l’église et l’expression de sa piété dans ses décisions politique ne méritent pas l’hommage d’un républicain. Et peu nombreux sont ceux qui voudraient s’en réclamer s’ils ne s’arrêtaient pas à la légende aimable du roi rendant la justice sous son chêne. En effet le roi Louis IX (1214-1270) fut l’initiateur des boucheries et du fiasco de la 7ème (1248-1254) et de la 8ème croisades (1270). Il s'illustra surtout dans des persécutions sans précédent contre les hérétiques et les juifs. C’est ainsi qu’il institutionnalisa une répression féroce du blasphème par le supplice du pilori et du percement de la langue au fer rouge. En 1242, il soutient une controverse théologique contre le Talmud et ordonne un autodafé de Talmuds à Paris. En 1254, il bannit de France les Juifs qui refusent la conversion. Le succès n’ayant pas été total, il revient à la charge en 1269 pour instaurer le port par les Juifs de signes vestimentaires distinctifs : la rouelle pour les hommes et un bonnet spécial pour les femmes. Le but, annoncé publiquement à l’époque, est de prévenir tout risque de mariage mixte en application d’une recommandation papale de 1215 qui n’avait jamais été appliquée jusqu’alors en France.
On voit que le maniement des références et des symboles d’osmose avec la papauté comporte le risque de prendre à son compte une histoire et des préoccupations qui sont précisément ce avec quoi la laïcité de l’Etat Républicain a voulu rompre. Le discernement serait tout aussi utile quand il s’agit d’évoquer une sainte figure comme celle de Bernard de Clairvaux (10901153) grand prédicateur de la 2ème croisade (1147-1149) qui s'était alors rendu célèbre par ses mots d'ordre radicaux « le baptême ou la mort » ou encore « conversion ou extermination »…
La pertinence des références louangeuses à l’ancien régime dans le discours d’un président de la République n’est pas seulement sujette à caution du point de vue des principes républicains. Elle ne l’est pas seulement à l’égard de l’exactitude des faits sur lesquels il pense pouvoir prendre appui. Elle l’est aussi du point de vue du choix partisan que le président opère à l’intérieur de cette histoire quand il résume les rapports des rois avec la papauté à une fidèle allégeance.
Ainsi quand il affirme qu’après le supposé baptême de Clovis, «à de multiples reprises ensuite, tout au long de son histoire, les souverains français ont eu l'occasion de manifester la profondeur de l„attachement qui les liait à l'Eglise et aux successeurs de Pierre ». Car les rapports des rois de France avec la papauté sont aussi une longue histoire de conflits très durs où l’une et l’autre des deux parties a cherché à se rendre maitre de l’autre pour utiliser à son profit le pouvoir dont il disposait dans son domaine temporel ou spirituel. Le fait est que ce sont les papes qui ont été à l’initiative de ces tentatives de prises de contrôle et qu’ils ont échoué. Les rois de France ont été souvent beaucoup plus efficaces quand à leur tour ils ses ont mêlés de vouloir contrôler la papauté. Certes le pape Boniface VIII à tenté en 1300, d’imposer son autorité au roi de France Philippe le bel avec la bulle « Unam sanctam ». Sans succès. Mais les rois de France ont fabriqué la papauté d’Avignon…. Ils ont dénoncé dès 1418 les « abus » du pape et limité son pouvoir sur l’église de France. Ils ont instauré ou rétabli, à de multiples reprises, des mesures de contrôle ou de rétorsions contre les menées des « successeurs de Pierre ». La vérité historique est donc très loin de la légende papale de rois humblement agenouillés à leurs pieds pour prendre conseil….
On ne peut oublier que deux rois de France, Henri III et Henri IV, furent assassinés par des « fous » sous influence directe des ligues catholiques. Enfin on sait que les papes condamnèrent toutes les législations royales de tolérance depuis les décrets du roi Henri II autorisant en France le séjour des juifs chassés d’Espagne jusqu’à l’édit de Nantes. On mesure mieux alors combien cette histoire concrète est loin de la légende que le président de la république a choisi de prendre à son compte.
Une lecture cléricale de la loi 1905
Le choix partisan des références prise dans l’histoire de l’ancien régime ne fait que préparer dans le discours de Latran un alignement du vocabulaire du président de la République bien plus spectaculaire et politiquement alarmant dans le jugement porté sur la loi de séparation de l’église et de l’Etat de 1905. Cette loi n’a jamais été analysée par l’Eglise de Rome comme une simple loi d’organisation de la vie commune d’un pays démocratique. Son opposition porte sur le fond de ce qu’implique la séparation des églises et de l’Etat. Cette opposition est totale. Elle est constante. Elle a été rappelée jusqu’en 2005 par le pape Jean-Paul II. La citation de son propos est indispensable pour comprendre l’état d’esprit qui anime le Vatican à ce sujet et dont le vocabulaire choisi par ses porte parole rend compte. On sera alors d’autant plus stupéfait de retrouver les mêmes termes dans la bouche du président de la République française. Voici ce qu’écrit Jean-Paul II aux évêques de France le 11 février 2005 : « En 1905, la loi de séparation des Églises et de l’État fut un événement douloureux et traumatisant pour l’Église en France.» Retenons ces deux adjectifs : douloureux et traumatisant. Ce n’est pas de l’inventaire des biens d’église dont il est question ni du refus de la masse des français de répondre aux appels à la résistance que leur lançait le clergé dont il est question à propos de ce traumatisme. C’est du fond. L’explication du pape est claire : c’est la rupture avec le modèle de la religion d’Etat qu’il dénonce. Voici comment il résume cette « souffrance » à propos de la loi de 1905: « Elle réglait la façon de vivre en France le principe de laïcité et, dans ce cadre, elle ne maintenait que la liberté de culte, reléguant du même coup le fait religieux dans la sphère du privé et ne reconnaissant pas à la vie religieuse et à l.Institution ecclésiale une place au sein de la société. La démarche religieuse de l.homme n.était plus alors considérée que comme un simple sentiment personnel, méconnaissant de ce fait la nature profonde de l.homme, être à la fois personnel et social dans toutes ses dimensions, y compris dans sa dimension spirituelle. » Chaque mot compte dans cette présentation..
Ce que dit le président de la république n’en est que plus stupéfiant. « Je sais les souffrances que sa mise en OEuvre a provoquées en France chez les catholiques, chez les prêtres, dans les congrégations, avant comme après 1905. » C’est très exactement le point de vue clérical.
Et le président poursuit de façon tout aussi incroyable en donnant raison après coup aux rébellions de l’Eglise : « Je sais que l„interprétation de la loi de 1905 comme un texte de liberté, de tolérance, de neutralité est en partie, reconnaissons le, une reconstruction rétrospective du passé. »
Enfin il conclut : « C„est surtout par leur sacrifice dans les tranchées de la Grande guerre, par le partage de leurs souffrances, que les prêtres et les religieux de France ont désarmé l„anticléricalisme ; et c„est leur intelligence commune qui a permis à la France et au Saint Siège de dépasser leurs querelles et de rétablir leurs relations »
Tout est blessant dans cette déclaration. La stigmatisation de la loi au motif qu’elle n’aurait pas été à l’époque une loi de liberté, acquitte la papauté de l’époque de ses appels à la désobéissance à la loi.
La présentation du clergé comme la victime de la situation donne raison au refrain constant de la propagande cléricale.
Et plus choquant encore l’évocation du rôle des prêtres dans la guerre de 14 non comme citoyens faisant leur devoir mais comme représentants d’un corps constitué. Sur ce sujet, si mal choisi, il reste à apprendre au président de la République que dans sa condamnation de la loi de 1905 le pape de l’époque protestait aussi contre le fait que l’on décide d’ « […] arracher les clercs à leurs études et à la discipline ecclésiastique pour les astreindre au service militaire ». Comme si c’était l’anticléricalisme qu’il fallait désarmer alors et non plutôt le cléricalisme forcené qui se déchaîna contre la loi de 1905. Le Président aurait du lire, avant de parler, le texte de l’encyclique « Véhementer nos » publiée en 1906. La violence du ton rappelle assez bien le niveau de tensions que l’église s’est efforcé de créer à l’époque.
Jugeons sur pièce. « Qu'il faille séparer l'Etat de l'Eglise, dit l’encyclique, c'est une thèse absolument fausse, une très pernicieuse erreur. Basée, en effet, sur ce principe que l'Etat ne doit reconnaître aucun culte religieux, elle est tout d'abord très gravement injurieuse pour Dieu, […] Nous lui devons donc, non seulement un culte privé, mais un culte public et social, pour l'honorer. » «En vertu de l'autorité suprême que Dieu nous a conférée, déclare le pape, nous réprouvons et nous condamnons la loi votée en France sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat comme profondément injurieuse vis-à-vis de Dieu, qu'elle renie officiellement, en posant en principe que la République ne reconnaît aucun culte. » Et l’encyclique appelait ouvertement à l’insoumission à la loi: « En conséquence, nous protestons solennellement de toutes nos forces contre la proposition, contre le vote et contre la promulgation de cette loi, déclarant qu'elle ne pourra jamais être alléguée contre les droits imprescriptibles et immuables de l'Eglise pour les infirmer. »
Le Vatican mènera ensuite une politique de provocation systématique contre la loi de 1905 et son application. Ainsi Pie X interdit aux catholiques d’organiser les associations cultuelles sur lequel reposait le système d’attribution des locaux religieux prévus par la loi de 1905. L’interdit ne sera officiellement levé par le Vatican qu’en 1924.
Pendant 20 ans donc, le Vatican incita donc au sabotage de la loi et contribua directement aux conditions difficiles de son application.
Ce qui était en cause, pour l’église catholique, ce n’était pas seulement la séparation de l’Eglise et de l’Etat mais toutes les mesures de laïcisation de la société. Le pape dénonçait en effet que les lois républicaines prévoient de « violer la sainteté et l'inviolabilité du mariage chrétien par des dispositions législatives en contradiction formelle avec elles […] laïciser les écoles et les hôpitaux […] On a abrogé la loi qui ordonnait des prières publiques au début de chaque session parlementaire et à la rentrée des tribunaux […] supprimé les signes traditionnels à bord des navires le Vendredi Saint […] effacé du serment judiciaire ce qui en faisait le caractère religieux […] banni des tribunaux, des écoles, de l'armée, de la marine, de tous les établissements publics enfin, tout acte ou tout emblème qui pouvait, d'une façon quelconque, rappeler la religion. »
Cette indignation, nous nous contentions de la trouver risible, rétrospectivement. Mais s’il faut entendre le président de la République la justifier après coup comme une « souffrance » et plaider que la loi ait été à l’époque moins tolérante et soucieuse de liberté qu’il y parait, on doit alors rappeler au nom quelle conception obscurantiste de la tolérance et de la liberté le pape condamnait la loi dans son encyclique ! Voici ce qui serait en cause selon lui : « Les dispositions de la nouvelle loi sont, en effet, contraires à la Constitution suivant laquelle l'Eglise a été fondée par Jésus-Christ. Il en résulte que cette Eglise est par essence une société inégale […] dans le corps pastoral seul, résident le droit et l'autorité nécessaires pour promouvoir et diriger tous les membres vers la fin de la société. Quant à la multitude, elle n'a pas d'autre devoir que celui de se laisser conduire et, troupeau docile, de suivre ses pasteurs. (…) la religion est la règle suprême et la souveraine maîtresse quand il s'agit des droits de l’homme et de ses devoirs »
Une amnistie de la violence cléricale
Ce rappel du point de vue réel de la papauté face à la loi de 1905 montre à quel point son vote et son application a été un rapport de force et non un compromis, du fait de l’église et d’elle seule. Ce qui est une reconstruction du passé c’est de passer sous silence les motifs dogmatiques qui sont à l’ origine du comportement politique agressif du pape à l’époque et de ses successeurs depuis. Les extraits de leur expression officielle, République française de l’époque parce que celui-ci avait rencontré le président de la république italienne à Rome, ville sur laquelle le pape maintenait une revendication territoriale !
Surtout on devrait, pour bien comprendre la tension du moment, rappeler quels avaient été les plus récents rappels officiels de la doctrine catholique, car c’est eux qui ont aussi fortement contribué à la réaction de bons sens qu’a été la loi de 1905. Les papes les avaient opposés de façon constante aux revendications et aux avancées républicaines. L’étroitesse et la violence du ton et des énoncés sont stupéfiante. Elles rappellent pourquoi le modéré Aristide Briand avait pu conclure à une « incompatibilité fondamentale » entre l’église traditionnelle et la démocratie. Ainsi l’encyclique « Mirari Vos » de 1832 dénonce de la liberté d’opinion et de conscience : « De cette source empoisonnée de l’indifférentisme, découle cette maxime fausse et absurde ou plutôt ce délire : qu’on doit procurer et garantir à chacun la liberté de conscience ; erreur des plus contagieuses (…) » Ou la dénonciation de la liberté de la presse : « À cela se rattache la liberté de la presse, liberté la plus funeste, liberté exécrable, pour laquelle on n’aura jamais assez d’horreur et que certains hommes osent avec tant de bruit et tant d’insistance, demander et étendre partout. » Puis l’encyclique « Quanta Cura » de 1865 fait l’inventaire des « principales erreurs de notre bien triste époque, comme idées fausses et opinions trompeuses et perverses ». Par exemple l’idée que « la volonté du peuple constitue la loi suprême dégagée de tout droit divin ». C'est la légitimité du suffrage universel et des travaux parlementaires qui sont ainsi niées! Il y a aussi la condamnation de la « liberté de manifester hautement et publiquement les opinions » présentée comme « liberté de perdition ». Et, plus peccamineux si cela est possible, « le plein pouvoir laissé à tous de manifester ouvertement et publiquement toutes leurs pensées et toutes leurs opinions, jette plus facilement les peuples dans la corruption des moeurs et de l'esprit, et propagent le fléau de l'indifférentisme »
Quand les débats qui vont conduire à la loi de 1905 se nouent de longue main dans les sociétés progressistes et les loges maçonniques le discours de l’église de l’époque est celui de cette incroyable dogmatisme. Peut-être a-t-on oublié qu’il va jusqu'à contester l’idée même d’une autonomie de la raison et de la morale. L’encyclique « Quanta Cura » (1865) en dénonce « le principe impie et absurde du naturalisme » qui voudrait « que la société humaine soit constituée et gouvernée sans plus tenir compte de la Religion ». Elle théorise le cléricalisme en affirmant que « la puissance de salut de l’Eglise catholique doit s’exercer librement, non moins à l'égard des individus que des nations, des peuples et de leurs chefs »et réaffirme la nécessité « que la religion catholique soit considérée comme l'unique religion de l'État ». Telle est l’ambiance intellectuelle qu’organise à l’époque la papauté en face des doctrines républicaine de souveraineté populaire pleine et entière dans tous les domaines de la vie en société.
Comment comprendre que le président de la République, dont la fonction est l’héritière de cette lutte davantage que de mythique baptême de roitelet francs ou de prédicateurs de croisades puisse, quand il l’évoque, ne puisse retenir que les « souffrances » du clergé sectaire et violent qui s’y est opposé de toutes ses forces ?
La haine des Lumières
Cette interrogation n’est pas de pure forme polémique. Le discours de Latran répond sur ce plan spécifique. Le Président considère que le processus dont le siècle et le courant des Lumières sont l’apothéose n’est pas le mouvement qui compte à ses yeux, quand bien même a-t-il fait « naître l’ère moderne » selon le mot de Goethe à propos de la grande révolution française. Au contraire. Pour Nicolas Sarkozy, le président de la République, les lumières appartiennent à un espace intellectuel auto limité. De ce fait même elles sont intrinsèquement dangereuses. Son analyse à ce sujet, telle qu’elle est formulée dans le discours de Latran, sert de matrice pour d’autres discours et interviews de presse. Son importance n’a d’égal que sa gravité.« Depuis le siècle des Lumières, déclare le président, l„Europe a expérimenté tant d„idéologies ! Elle a mis successivement ses espoirs dans l„émancipation des individus, dans la démocratie, dans le progrès technique, dans l'amélioration des conditions économiques et sociales, dans la morale laïque. Elle s„est fourvoyée gravement dans le communisme et dans le nazisme. Aucune de ces différentes perspectives -que je ne mets évidemment pas sur le même plan -n„a été en mesure de combler le besoin profond des hommes et des femmes de trouver un sens à l„existence. »
Ce serait assez que ces mot aient été prononcés pour que n’importe quelle conscience républicaine se sentent profondément blessée par la violence de l’injure qui est ainsi faite. Mais ce qui sans doute est le plus affligeant et consternant est que ces mots aient été empruntés quasi littéralement au pape Jean-Paul II lui-même pour qui le rejet des lumières est un élément central de la construction dogmatique du catholicisme. Pour ce dernier en effet, les Lumières sont le terreau des crimes et tragédies politiques du vingtième siècle. Dans le texte intégral du chapitre « Lumières et idéologies du mal » du document intitulé « Mémoire et Identité » paru en mars 2005, Jean-Paul II étend sa condamnation à la Renaissance elle-même. La raison de fond est parfaitement cohérente. C’est la négation de toute part de vérité pour tout ce qui ne procède pas de la révélation. Ces prémices sont d’ailleurs rappelées avec force en conclusion des raisonnements exposés par le pape : « « Le code moral provenant de Dieu est la base intangible de toute législation humaine dans n’importe quel système, en particulier dans le système démocratique. La loi établie par l’homme, par les parlements et par toute autre instance législative humaine, ne peut être en contradiction avec la loi naturelle, c'est-à-dire, en définitive, avec la loi éternelle de Dieu. »
Cette conclusion doit être connue pour bien mesurer toute la portée du raisonnement papal et comprendre la radicale incongruité du ralliement qu’y proclame le président de la République. Le moment est donc venu de citer ce qui se rapporte à l’analyse des lumières dans le texte de Jean-Paul II pour mesure quel « copié/collé » est le discours du président sur ce point ! « Les idéologies du mal sont profondément enracinées dans l’histoire de la pensée philosophique européenne, écrit le pape ! […] Dans la mentalité des Lumières, le grand drame de l’Histoire du Salut, le fait que l’homme a été racheté et est devenu participant de la vie même de Dieu par l’action du Christ, tout cela avait disparu. L’homme était resté seul : seul comme créateur de sa propre histoire et de sa propre civilisation ; seul comme celui qui décide de ce qui est bon et mauvais, comme celui qui existerait et agirait même si Dieu n’existait pas. Et si l’homme peut décider par lui-même, sans Dieu, de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, il peut aussi disposer qu’un groupe d’hommes soit anéanti. Des décisions de ce genre furent prises sous le IIIème Reich. […] Des décisions analogues furent prises par le parti communiste de l'Union soviétique et des pays soumis à l’idéologie marxiste. […] Cela est arrivé parce que Dieu en tant que Créateur a été rejeté, et du même coup la source de détermination de ce qui est bien et de ce qui est mal. » Les lumières « drame dans l’histoire du salut », c'est-à-dire dans la relation de Dieu à sa création, à l’origine des crimes nazis ! On apprécie mieux après cela toute l’impudence hypocrite de l’accusation mille fois répétées par les cléricaux quand ils dénoncent le « sectarisme » et « l’intolérance » des laïques.
Laïcité, choc des civilisations
Cependant, l’outrance de ce point de vue a son mérite. Elle signale avec force la piste par laquelle le « raisonnement » religieux fournit une passerelle conceptuelle efficace vers un autre corps de doctrine plus trivialement préoccupé de réalité géopolitique. Il s’agit de la théorie du « choc des civilisations » formulée par Samuel Huntington. Elle est au coeur de la pensée du président Sarkozy à propos de la réalité mondiale de notre époque. Il y a exprimé à de très nombreuses reprises son adhésion intellectuelle. C’est au point que l’on peut se demander si les manifestations d’enthousiasme religieux du président ne sont pas la conséquence de son adhésion à cette théorie plutôt que l’inverse. Le raisonnement de politique étrangère serait premier, l’intime conviction religieuse serait seconde. On pourrait être conduit vers cette conclusion par l’écart remarquable qui apparaît entre la vie réelle du président et ses déclarations de foi religieuse et d’adhésion à la morale catholique. Sans entrer dans les détails qui nous égareraient dans les colonnes de la presse people, on retiendra seulement combien il est étrange qu’une personne excommuniée du fait de ses divorces puisse accepter d’être « chanoine honoraire » de la paroisse du Vatican lui-même. Mais il faudrait alors s’étonner que ceux qui l’ont excommunié n’y voient eux mêmes aucun obstacle, alors même que leur intransigeance doctrinale peut-être aussi violente que les citations précédentes l’ont rappelé…
Le choc des civilisations
La théorie du choc des civilisations a été exposée par Samuel Huntington professeur à l’université de Harvard aux Etats-Unis. Son texte a été publié en français en 1997.
En voici un résumé sommaire. Selon lui l’histoire des conflits humains dans le monde occidental a connu trois âges. D’abord quand les princes voulaient étendre leurs territoires (de 1648 à 1789). Puis quand les nations et les peuples ont voulus bâtir leurs empires (1789 à 1918). Enfin quand les idéologies se sont confrontées sur toute la surface du globe (1918 à 1989). Commence désormais l’âge des conflits de civilisations. La civilisation est le niveau concret le plus large auquel un individu s’identifie. Elle est un donné qu’on ne choisit pas mais qui s’impose à soi. Il délimite en même temps un espace politique pertinent : eux et nous, ami ennemi. Pour l’essentiel les lignes de fracture entre civilisations sont religieuses. Elles dessinent la géographie politique réelle puisque chaque appartenance religieuse recherche l’appui des siens. Ainsi les tchétchènes musulmans avec les nations musulmanes, les arméniens avec les chrétiens et ainsi de suite.
Dans ce paysage la civilisation musulmane n’aurait que des frontières sanglantes, avec les autres blocs civilisationnels et il en irait de même entre nations musulmanes. Cet état de fait résulte du contenu culturel qui est le sien. Dans ce contexte l’Occident dont la population est minoritaire, depuis qu’elle est passée de 44 % du total mondial à 13%, est menacé de déclin et de submergement. Elle doit donc faire face. Et pour cela elle doit commencer par s’assumer.
Il est important de rappeler que la cohérence interne de cette présentation ne valide pas pour autant l’objectivité de ses énoncés. Nombreux sont les chercheurs qui ont aussitôt démontré le caractère très relatif de chacun des idées pourtant proposées comme des certitudes. Par exemple, le concept de civilisation est moins étanche que ne l’affirme Samuel Huntington. La description d’une civilisation à partir du fondement religieux est un réductionnisme. Elle n’est donc pas pertinente. Enfin la filiation de cette théorie et ses emprunts aux penseurs du déclin de l’occident d’avant la deuxième guerre mondiale l’expose aux suspicions que ces sources ont déjà mérité dans le contexte des années trente.
Une remarque enfin a de l’importance pour comprendre le positionnement de Samuel Huntington après l’énoncé de sa thèse. Il ne milite pas pour le choc annoncé. Au contraire. Son travail se présente comme un outil pour éviter le conflit qui menace. C’est une habileté de méthode que le président de la république fait également sienne au fil de ses discours.
Il n’en reste pas moins que du seul fait de son énoncé, la théorie du choc des civilisations formule une lecture globale de la réalité qui génère ses propres prescriptions implicites.
Le monde post idéologique selon Nicolas Sarkozy
C’est elles que les discours de Nicolas Sarkozy reprennent à leur compte à tout propos. La « politique de civilisation » est son leitmotiv, déclinaison en français de l’argumentaire de Huntington. Ainsi, quand il a présenté ses voeux au corps diplomatique. Il a affiché sans détours, à la fois sa vision de l’ordre du monde et le positionnement qu’il en déduit. « Deux défis contribueront à structurer la société internationale du XXIème siècle, peut-être plus profondément que les idéologies ne l'ont fait au XXème siècle. Le premier défi est celui du changement climatique […] Le deuxième défi est celui des conditions du retour du religieux dans la plupart de nos sociétés. C'est une réalité, seuls les sectaires ne le voient pas. C'est une réalité incontournable qui avait, en son temps, été prévue par Malraux. Dans mon discours de Saint Jean de Latran, discours auquel j’attache beaucoup de prix, j’ai précisé ma conception d’une laïcité où la place de la religion serait définie en termes plus positifs. » On notera le lien fait d’un seul mouvement entre l’affirmation de la centralité du fait religieux, la dénonciation des « sectaires » qui le nieraient et la remise en cause du modèle laïque en vigueur en France ! Rien ne souligne mieux que cet enchaînement le caractère étroitement idéologique de cette analyse de la réalité du monde…De cette vision du monde il déclare déduire une stratégie globale. Elle suit exactement la recommandation de Samuel Huntington.
« J'ai d’abord voulu situer, franchement et nettement, et là est la première rupture, la France au sein de sa famille occidentale. » On relèvera d’abord comment cette appartenance vient en écho de son analyse devant les ambassadeurs de France en août 2007 au cours de laquelle il avait diagnostiqué que le « Premier défi, sans doute l’un des plus importants » pour le monde serait : « comment prévenir une confrontation entre l’Islam et l’Occident » Puis on soulignera comment cette référence à la « famille » exprime la force quasi biologique du lien de civilisation. Ce positionnement est présenté comme une rupture et cette rupture située par rapport au contenu du discours de Latran. C’est un tout en effet. La référence à la « famille occidentale » de la France se poursuit dans tout le reste du discours, les pays de l’Est étant qualifiés de « derniers arrivés dans la famille » et le reste du monde étant qualifié d’ « extérieur de la famille occidentale ». Il est très frappant d’observer que pour le président, cette appartenance à une civilisation lui crée un devoir égal à celui qu’il reçoit de son mandat de gardien des institutions de son pays. Le balancement d’une séquence du discours de Ryad le souligne avec force : » J'ai le devoir de faire en sorte que chacun, qu'il soit juif, catholique, protestant, musulman, athée, franc-maçon ou rationaliste, se sente heureux de vivre en France, se sente libre, se sente respecté dans ses convictions, dans ses valeurs, dans ses origines. Mais j’ai le devoir aussi de préserver l'héritage d'une longue histoire, d'une culture, et, j'ose le mot, d'une civilisation ». Cette construction intellectuelle est déclinée de façon très détaillée dans l’organisation du discours que le président a prononcé peut avant à Ryad, en Arabie saoudite.
Tous les paramètres de la théorie du choc des civilisations y sont repris. Et d’abord la centralité du fait religieux comme fondement dorénavant explicatif de l’histoire humaine. « Je ne connais pas de pays dont l’héritage, dont la culture, dont la civilisation n’aient pas de racines religieuses. » déclare Nicolas Sarkozy devant le roi wahhabite. Il enfonce le clou : « Je ne connais pas de culture, pas de civilisation où la morale, même si elle incorpore bien d’autres influences philosophiques, n’ait un tant soit peu une origine religieuse. (…) Dans le fond de chaque civilisation il y a quelque chose de religieux, quelque chose qui vient de la religion. » En fait la religion est à l’origine de la civilisation elle-même. « Ce sont les religions, proclame t’il, malgré tous les forfaits qui ont pu être perpétrés en leur nom, qui nous ont les premières appris les principes de la morale universelle, l’idée universelle de la dignité humaine, la valeur universelle de la liberté et de la responsabilité, de l’honnêteté et de la droiture. »
La religion est surtout à la racine de l’universalité. Elle est l’universel concret. « C’est peut-être dans le religieux explique Nicolas Sarkozy, que ce qu’il y a d’universel dans les civilisations est le plus fort. » Et cela jusqu'au point où la religion est déclarée comme le vecteur par lequel la nature humaine elle-même est rendue possible. Le président proclame en effet «cette vérité qu’il y a dans toutes les religions, les croyances et les cultures quelque chose d’universel qui permet à tous les hommes de se reconnaître comme faisant partie de l’Humanité, de se parler, de se comprendre, de se respecter, de s’aimer ». Dans ces conditions le dialogue des religions est le ressort le plus efficace de la constitution d’une communauté internationale apaisée. « Quand Sa Majesté le Roi Abdallah rencontre le Pape, ce geste a plus d'importance pour la paix et pour l'avenir de la civilisation que bien des conférences internationales » explique le chef du deuxième réseau diplomatique du monde ! Tout se tient. Si les lumières sont la source des crimes du précédent siècle, les religions sont le gage de la paix à l’époque contemporaine ! La religion est bien le futur post idéologique de l’ordre du monde.
La coalition des religions est alors l’avenir souhaitable et utile. C’est ainsi, à propos de cette rencontre du pape et du sultan, que le président de la République est conduit a prononcer cet exorde incroyable dans la bouche d’ un chef d’Etat laïque : «En faisant ce geste d’une portée immense, d’une portée symbolique, il signifie au monde, ce geste, qu’aux yeux du Roi, le temps n’est plus pour les religions à se combattre entre elles, mais à combattre ensemble contre le recul des valeurs morales et spirituelles, contre le matérialisme, contre les excès de l’individualisme. »
Lever le verrou de la laïcité française
Un discours pour l'actualité
Dans ces conditions, le discours prononcé à Latran n’est pas le règlement compte d’un homme de droite décomplexé avec le récit républicain traditionnel marqué par la domination intellectuelle du courant issu des Lumières. C’est un discours pour l’actualité et à propos de l’actualité telle que la voit le président et dans laquelle il pense que la France doit prendre place. Mais elle ne peut le faire en tant qu’Etat républicain construit sur les bases laïques telles qu’elles sont constitué par son histoire et en particulier celle de la loi de 1905. La République laïque ne peut connaître ni s’intégrer dans la logique du choc des civilisations. Cette impossibilité a éclaté dès son discours sur la politique étrangère de la France prononcé en novembre 2007. Il y affirmait que « le premier défi » que le monde aurait à relever ce serait « le risque de confrontation entre l’islam et l’occident ». Cette lecture de l’état du monde à partir du fait religieux plutôt qu’en partant des politiques pratiquées par les états marquait une rupture du discours de politique étrangère de la France. Mais surtout il implique une conséquence inacceptable pour la France elle-même. Car les citoyens français de confession musulmane s’y trouvent immédiatement placé en situation d’impasse et de soupçon. La tension que cette vision du monde déclenche pour notre pays lui-même montre l’obstacle que représente pour cette vision la définition laïque de l’identité de la République française. On ne doit pas perdre de vue qu’il s’agit d’une opposition des principes fondamentaux mis en oeuvre. Laïcité et politique du choc des civilisations s’opposent point par point sur le plan des principes sur lesquels elles reposent. Coté choc des civilisations, la diversité est la donnée indépassable, côté laïcité c’est l’unité en soi de l’espèce humaine qui est le point d’appui. Là où la politique de civilisation prône la coexistence d’intérêts intrinsèquement différents, la vision laïque postule qu’il existe un intérêt général que la raison des citoyens peut discerner et promouvoir. Là où la politique de civilisation vise une identification à une « famille », la laïcité prône l’indifférence au religieux en politique pour rendre possible l’unité et l’indivisibilité de la communauté civique. C’est pourquoi, point pour point le président est aussi méthodique dans l’affirmation et la mise en oeuvre de sa vision du monde. Globalement son projet avéré est la reconfessionalisation de la société.
Reconfessionaliser la société.
La volonté de reconfessionalisation de la société française s’appuie dans le discours du président de nombreuses évocations de l’évidence de l’utilité sociale de la religion. Curieusement cette vision utilitariste n’est jamais contestée par les religieux eux-mêmes qui devraient pourtant en être les premiers offensés. « La désaffection progressive des paroisses rurales, le désert spirituel des banlieues, la disparition des patronages, la pénurie de prêtres, n’ont pas rendu les Français plus heureux. C’est une évidence », déclare le président dans son discours de Latran. Cette formule se retrouve dans quasiment chacun de ses discours à propos de la place des religions dans les sociétés contemporaines. L’idée est assez constante chez lui. En 2005, à Neuilly, devant l’association Bible, il déclare : « Lorsqu’il y a un prêtre ou un pasteur, dans un village ou un quartier, pour s’occuper des jeunes, il y a moins de laisser-aller, de désespérance, et finalement moins de délinquance. Aujourd’hui, nos quartiers sont devenus des déserts spirituels ! […] Les religions sont un plus pour la République ».
Cette façon de voir le conduit à afficher un soutien présidentiel en contradiction ouverte avec les dispositions de la loi de 1905 : « Partout où vous agirez, dans les banlieues, dans les institutions, auprès des jeunes, dans le dialogue inter-religieux, dans les universités, je vous soutiendrai. La France a besoin de votre générosité, de votre courage, de votre espérance ». Il en rajoute même dans un style oratoire très éloigné du mode d’expression traditionnel des responsables politiques en France : « En donnant en France et dans le monde le témoignage d'une vie donnée aux autres et comblée par l„expérience de Dieu, vous créez de l„espérance et vous faites grandir des sentiments nobles. C„est une chance pour notre pays, et le Président que je suis le considère avec beaucoup d„attention ».
Cet utilitarisme religieux a une racine idéologique qui va au-delà de l’incantation flatteuse du moment. A la suite du discours clérical, pour le président, une morale publique n’est pas sérieusement établie hors du religieux et de ses références. Dans le droit fil de la dénonciation des lumières et de l’impuissance de la République a dire le bien et le mal selon la formule utilisée par Nicolas Sarkozy, et en complète harmonie au mot près avec les prédications de Jean-Paul II, le président de la République n’a pas craint de s’avancer fort loin au delà de son rôle. Il explique à Latran : « S’il existe incontestablement une morale humaine indépendante de la morale religieuse, la République a intérêt à ce qu’il existe aussi une réflexion morale inspirée de convictions religieuses. D’abord parce que la morale laïque risque toujours de s’épuiser ou de se changer en fanatisme quand elle n’est pas adossée à une espérance qui comble l’aspiration à l’infini. Ensuite parce qu’une morale dépourvue de liens avec la transcendance est davantage exposée aux contingences historiques et finalement à la facilité. »
Dés lors il passe de l’appui à l’action des religieux à la sollicitation la plus vive. Son discours lance un appel à une présence forte de la parole religieuse dans la vie de la société. « Mais ce que j„ai le plus à coeur de vous dire, lance t-il, c„est que dans ce monde paradoxal, obsédé par le confort matériel tout en étant de plus en plus en quête de sens et d'identité, la France a besoin de catholiques convaincus qui ne craignent pas d’affirmer ce qu'ils sont et ce en quoi ils croient ». Et le président se fait encore plus pressent dans l’interview qu’il donne juste après son discours du Latran au journal papal l’Osservatore romano : «Ça manque les intellectuels chrétiens, ça manque les grandes voix qui portent dans les débats pour faire avancer une société et lui donner du sens et montrer que la vie n’est pas un bien de consommation comme les autres. »
Dés lors, la parole présidentielle ne peut que se placer à la frontière de ce qu’elle souhaite c'est-à-dire de la prédication. C’est clairement ce qui se passe dans cette interview quand le président explique dans le style d’un prêche : « Le message du Christ, c’est un message très audacieux puisqu’il annonce un Dieu fait de pardon et une vie après la mort. Je ne pense pas que ce message d'audace extrême et d'espérance totale puisse être porté de façon mitigée. Il nécessite une grande affirmation, une grande confiance et je suis de ceux qui pensent que dans les débats d.aujourd’hui, les grandes voix spirituelles doivent s’exprimer plus fortement » Cette confusion des genres rhétorique est spectaculaire dans le discours de Ryad. Est-ce vraiment le ton d’un président de la République française de se lancer dans une litanie qui affirme : «« L'Homme n'est pas sur Terre pour détruire la vie mais pour la donner. L'homme n'est pas sur Terre pour haïr mais pour aimer. L'homme n'est pas sur Terre pour transmettre à ses enfants moins qu'il n'a reçu mais davantage. C'est au fond ce qu'enseignent toutes les grandes religions et toutes les grandes philosophies. C'est l'essence de toute culture et de toute civilisation. »
Tous les observateurs ont été sidérés par le glissement vers la forme et le ton du prédicateur quand le président est passé à l’évocation de Dieu comme d’une entité présente et indubitable. Il l’a fait sur le mode d’une prière au contenu d’ailleurs assez significatif d’un certain aveuglement devant la réalité de l’action religieuse dans le monde: « Dieu transcendant qui est dans la pensée et dans le coeur de chaque homme. Dieu qui n’asservit pas l’homme mais qui le libère. Dieu qui est le rempart contre l’orgueil démesuré et la folie des hommes. Dieu qui par-delà toutes les différences ne cesse de délivrer à tous les hommes un message d’humilité et d’amour, un message de paix et de fraternité, un message de tolérance et de respect ». Dans l’élan de ce discours, la confusion des genres a été portée jusqu’au point où le président s’est institué commentateur et source de théologie à propos du contenu des religions.
Est-ce bien à un chef d’Etat laïque de s’engager sur de tels contenus ? Il n’est pas sur que le monarque wahhabite à qui le discours était censé s’adresser ait vraiment adhéré à l’oecuménisme du président prédicateur. Etait –il dans son rôle quand il lui a affirmé : « Sans doute, Musulmans, Juifs et Chrétiens ne croient-ils pas en Dieu de la même façon. Sans doute n'ont-ils pas la même manière de vénérer Dieu, de le prier, de le servir. Mais au fond, qui pourrait contester que c'est bien le même Dieu auquel s'adressent leurs prières ? Que c'est bien le même besoin de croire. Que c'est le même besoin d'espérer qui leur fait tourner leurs regards et leurs mains vers le Ciel pour implorer la miséricorde de Dieu, le Dieu de la Bible, le Dieu des Evangiles et le Dieu du Coran ?
Finalement, le Dieu unique des religions du livre. » La confusion des genres dans une parole qui passe du politique au registre religieux a connu des développements inouïs dans les discours du président. Après la captation de la parole religieuse dans la forme du discours de prédicateur sont venus des confusions de genre entre l’activité religieuse et le mandat politique puis dans la hiérarchie des valeurs sociales. Ainsi quand il a comparé la vocation des prêtres et celle d’un président de la république.
Qu’il s’agisse de la façon de parler des prêtres ou de lui-même tout dans ce moment de parole est hors norme de la part d’un chef d’Etat républicain. Jugeons plutôt sur pièce : « Je mesure les sacrifices que représente une vie toute entière consacrée au service de Dieu et des autres. Je sais que votre quotidien est ou sera parfois traversé par le découragement, la solitude, le doute. Je sais aussi que la qualité de votre formation, le soutien de vos communautés, la fidélité aux sacrements, la lecture de la Bible et la prière, vous permettent de surmonter ces épreuves. » Puis il vient à ce qu’il appelle sa vocation avec des mots qui ne sont plus ceux d’un homme qui porte un mandat électif confié par le peuple mais plutôt celui d’une onction de caractère mystique : « Sachez, dit-il, que nous avons au moins une chose en commun: c'est la vocation. On n'est pas prêtre à moitié, on l'est dans toutes les dimensions de sa vie. Croyez bien qu'on n'est pas non plus Président de la République à moitié. Je comprends que vous vous soyez sentis appelés par une force irrépressible qui venait de l'intérieur, parce que moi-même je ne me suis jamais assis pour me demander si j'allais faire ce que j'ai fait, je l'ai fait. Je comprends les sacrifices que vous faites pour répondre à votre vocation parce que moi-même je sais ceux que j'ai faits pour réaliser la mienne. »
En faisant du sacré la mesure de l’authentique, le président a franchi un seuil inacceptable. Il a repris à son compte l’accusation injurieuse des ennemis de la République qui dénonçaient l’amoralisme de « l’école sans dieu ». Entre le prêtre et l’instituteur le président a établi une hiérarchie odieuse que seul les cléricaux les plus fossilisés pouvait avoir a l’esprit : « Dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s'il est important qu'il s'en approche, parce qu'il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d'un engagement porté par l'espérance. »
La laïcité républicaine en danger
Ces phrases ont suscité l’indignation. Leur caractère provocateur ne doit pas détourner du devoir de contextualisation. Car le discours de Nicolas Sarkozy au sens large n’est pas un simple collage de slogans cléricaux éculés. Il dessine au contraire une vision globale cohérente où chaque énoncé épaule le précédent. Récapitulons. La centralité du fait religieux installe le paysage du monde des civilisations antagoniques. De là il suit qu’il y a un impérieux devoir de s’identifier à sa famille civilisationnelle et donc à ses racines religieuses pour être soi-même et rendre le dialogue avec les autres possible. Ce travail d’ancrage exige la présence forte du discours religieux dans la société et même sa prise en charge en tant que parole officielle par le pouvoir politique. Dans ce cadre le sacré fourni l’échelle des valeurs dans tous les compartiments et entre toutes les fonctions. Ce résumé sommaire est forcément dressé à gros trait. Il permet cependant de souligner la cohérence de la construction intellectuelle mise en oeuvre.
L’ancrage intime du fait religieux
Car ce discours prend une dimension ontologique quand il finit par proposer une description de la nature nécessairement croyante de l’homme. Dans le contexte politique français, en plein débat sur la baisse du pouvoir d’achat et alors que sa propre propension aux consommations ostentatoires est mise en cause, il est presque savoureux de lire que pour le président de la République, la « question du sens de la vie» se poserait à chaque conscience en réaction avec la frénésie de consommations matérielles…Pourtant, il n’hésite pas : « Les facilités matérielles de plus en plus grandes qui sont celles des pays développés, la frénésie de consommation, l„accumulation de biens, soulignent chaque jour davantage l„aspiration profonde des hommes et des femmes à une dimension qui les dépasse, car moins que jamais elles ne la comblent ». A Ryad, dans l’ambiance que l’on imagine, il reprend aussi cette antienne : « La vie de l'Homme n'a pas qu'une dimension matérielle. Il ne suffit pas à l'Homme de consommer pour être heureux. ». Reste que cette aspiration spontanée à la foi religieuse serait spécifique à l’humanité et elle serait même sa caractéristique fondatrice. Le plus stupéfiant est que le chef de l’état, à Ryad, ai eu l’idée d’emprunter au roi Abdallah d’Arabie saoudite, dont il avait été auparavant magnifié le rôle de gardien des lieux saint de l’islam, une citation à propos des enseignements que portent les religions : « ces valeurs font dans leur ensemble l’esprit d’humanité et distinguent l'Homme des autres créatures. ». Ce serait là, selon le commentaire du président de la République, des « paroles magnifiques de vérité et de sagesse » Pour finir, cette convergence de perspectives sur laquelle le président s’étend longuement le conduit à conclure d’une façon ébahissante si l’on se souvient du lieu et du régime politique de l’Arabie Saoudite : « L'Arabie Saoudite et la France n'ont pas seulement des intérêts en commun. Elles ont aussi un idéal commun. »
Bien sur, cet ancrage du fait religieux comme trait identifiant de l’humain est mille fois replacé au centre des discours des pontifes romains. C’est même un point de départ. On le comprend. Il trouverait sa source dans l’aspiration des être humains qui seraient spontanément en recherche du sens de leur vie. Jean-Paul II s’est spécialement référé à cette question de la recherche du sens comme origine du fait religieux dans chaque être humain. Ainsi dans l’Encyclique « Fides et ratio » (1998), il y revient 63 fois sous diverses appellations : « sens ultime et plénier de la vie », « sens de l’existence », « sens dernier de la vie », « sens ultime et définitif de l’existence », « sens de la souffrance et du sacrifice, de la vie et de la mort ».
D’abord est posé ce fait que la question du sens est incontournable. L’encyclique déclare ainsi : « la quête de sens qui depuis toujours est pressante dans le coeur de l'homme » et «la vérité se présente initialement à l'homme sous une forme interrogative: la vie a-t-elle un sens? Quel est son but? » Puis elle complète : « plus l'homme connaît la réalité et le monde […] plus devient pressante pour lui la question du sens des choses et de son existence même. » et l'homme cherche un absolu qui soit capable de donner réponse et sens à toute sa recherche: quelque chose d'ultime, qui se place comme fondement de toute chose. » Après cela vient l’affirmation que la philosophie et les idéologies échouent à répondre à la question du sens. On se souvient de ce qui a été dit à ce propos par le pape comme par le président de la République contre le courant des Lumières et le matérialisme en général. On pourrait croire que ce serait là seulement en quelque sorte une extension du débat politique. Mais l’objectif de cette dénonciation est entendu à toute la philosophie d’une manière générale. Il s’agit pour l’Eglise de disqualifier toute tentative philosophique de nier la pertinence de « la question du sens ».
« On doit noter, explique l’encyclique, que l'un des aspects les plus marquants de notre condition actuelle est la crise du sens. […] plus d'un se demande si cela a encore un sens de s'interroger sur le sens. […] Et de montrer que cette négation conduit toujours au pire. « De nombreuses philosophies ont renoncé au sens de l'être » reproche le pape avant de stigmatiser cette attitude : « Une philosophie qui voudrait refuser la possibilité d'un sens dernier et global serait non seulement inappropriée, mais erronée. » avant de conclure : « Une philosophie qui ne poserait pas la question du sens de l'existence courrait le grave risque de réduire la raison à des fonctions purement instrumentales, sans aucune passion authentique pour la recherche de la vérité. »
Dans ces conditions comme on s’y attend la religion serait la seule réponse naturelle à la question du sens. « L'homme atteint la vérité par la raison, parce que, éclairé par la foi, il découvre le sens profond de toute chose, en particulier de sa propre existence. ». Un raisonnement est alors proposé pour décrire cette démarche. D’abord, « La conviction fondamentale de la « philosophie » contenue dans la Bible est que la vie humaine et le monde ont un sens et sont orientés vers leur accomplissement qui se réalise en Jésus Christ. » Ensuite « Le Fils de Dieu crucifié est l'événement historique contre lequel se brise toute tentative de l'esprit pour construire sur des argumentations seulement humaines une justification suffisante du sens de l'existence. »Enfin, « La parole de Dieu révèle la fin dernière de l'homme et donne un sens global à son agir dans le monde. C'est pourquoi elle invite la philosophie à s'engager dans la recherche du fondement naturel de ce sens, qui est l'aspiration religieuse constitutive de toute personne. » Toute la philosophie n’a de justification que si elle épaule la religion !
Ces phrases ont été écrites non au moyen âge mais il y a quelques années.
La question du sens de la vie chez Nicolas Sarkozy
En droite filiation avec sa source religieuse, la « question du sens » est placée au centre du raisonnement dans le discours de Nicolas Sarkozy. Elle instituerait évidemment la tendance spontanée à se tourner vers la transcendance qui aurait donc de ce fait une valeur sociale. Pour lui, dans le discours de Latran, « le fait spirituel, c’est la tendance naturelle de tous les hommes à rechercher une transcendance ». On ne peut l’entendre présenter cette affirmation comme allant de soi sans ressentir ce qu’elle a de consternant. Quand le président de la République estime que les idéologies et les philosophies « ne savent pas expliquer ce qui se passe avant la vie et ce qui se passe après la mort » ou bien lorsqu’il évoque « l„aspiration profonde des hommes et des femmes à une dimension qui les dépasse » il reproduit une banale vulgate cléricale. Ce point de vue ignore comment, depuis l’antiquité, la réponse a consisté, pour les courants essentiels de la pensée, à récuser cette façon simpliste de poser le problème de la difficulté de la condition humaine pour au contraire explorer des pistes plus concrètes que la fumée asphyxiante des tautologies religieuses. Ce rappel doit être fait car le président ne doit pas mesurer le caractère offensant de ses déclarations péremptoires. Ainsi lorsqu’il affirme qu’un point de vue libre de religiosité ne serait pas totalement sincère ni vraiment cohérent. Car, dès lors sa prétention à vouloir instituer la question du sens de la vie humaine sur une base religieuse tourne à l’intolérance puisque ce serait là selon lui « l’essentiel » dont la réalité serait indiscutable. « Ma conviction profonde, dit il en effet, (…) c’est que la frontière entre la foi et la non-croyance n’est pas, et ne sera jamais, entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, parce qu’elle traverse en vérité chacun de nous. Même celui qui affirme ne pas croire ne peut soutenir en même temps qu’il ne s’interroge pas sur l’essentiel. » Il reste à Nicolas Sarkozy à lire aussi Camus et à apprendre que dans un monde vide de dieu, « on doit imaginer Sisyphe heureux ».
La laïcité positive
Dans ces conditions, la description du monde selon Nicolas Sarkozy est condamnée à prendre ses distances avec la formulation républicaine de la laïcité. De la laïcité indifférence de l’Etat vis à vis des religions il passe à la laïcité « neutralité ». Puis la neutralité est décrite comme l’égalité de traitement des religions ce qui est déjà tout autre chose que l’indifférence. Puis, de cette égalité de traitement on glisse à l’idée d’une égale valorisation des religions indispensables au bon fonctionnement de la société et à l’épanouissement des personnes. Bien sur cela n’a plus rien à voir avec la laïcité de la loi de 1905. On est alors dans un autre espace sémantique.
C’est celui que Nicolas Sarkozy appelle « la laïcité positive ». Ce concept serait une création intellectuelle du président de la République et sa contribution à l’histoire de la pensée sur cette question. Lui-même s’approprie ouvertement l’invention du mot : « c’est ce que j’appelle la laïcité positive » dit-il dans le discours de Latran. « C’est pourquoi j’appelle de mes voeux l’avènement d’une laïcité positive, c’est-à-dire une laïcité qui, tout en veillant à la liberté de penser, à celle de croire et de ne pas croire, ne considère pas que les religions sont un danger, mais plutôt un atout. » Demander aux pouvoirs publics de reconnaitre les religions sont un atout, ce n’est évidemment plus la loi de 1905 mais son contraire. C’est parce que la République ne reconnaît aucun culte qu’elle ne les subventionne pas qu’elle n’en salarie aucun membre. Les deux idées se tiennent étroitement. C’est bien pourquoi, sitôt fini d’énoncer ses soi disantes considérations sociologiques sur l’atout que seraient les religions, le président de la république en vient aussitôt à la nécessité de la réforme de la loi de 1905. : « Il ne s'agit pas de modifier les grands équilibres de la loi de 1905. Les Français ne le souhaitent pas et les religions ne le demandent pas. Il s’agit en revanche de rechercher le dialogue avec les grandes religions de France et d’avoir pour principe de faciliter la vie quotidienne des grands courants spirituels plutôt que de chercher à la leur compliquer » naturellement le chef de l’Etat se garde bien de dire en quoi consiste selon lui les grands équilibres de la loi de 1905 et on est en droit de penser que c’est une difficulté compte tenu des définition que lui-même donne de la laïcité…cependant on aurait tort de croire que la « laïcité positive » serait une improvisation au fil d’un discours présidentiel. Le terme est trop ostensiblement avancé comme une nouveauté destinée à nommer de nouvelles réalités. En fait il s’agit d’une doctrine très construite. Elle décrit une méthode du retour du religieux dans tout l’espace public conformément à ce qu’en a dit le président au fil de ses discours. Mais ni l’idée ni le mot, ni l’enchainement du raisonnement ne sont de lui.
C’est un concept papal. Il a été a été produit par Benoit XVI. Celui-ci l’a résumé notamment dans son message 11 octobre 2005 au Président du Sénat italien Marcello Pera, à l’occasion du colloque « Laïcité et liberté » organisé les 15 et 16 octobre par les Fondations Magna Carta et Subsidiarité. « J’encourage une saine laïcité de l’Etat en vertu de laquelle les réalités temporelles sont régies par des normes propres, auxquelles appartiennent aussi ces instances éthiques qui trouvent leur fondement dans l'essence même de l’homme. […] Parmi celles-ci le “sens religieux” a certainement une importance primordiale : là s'exprime l'ouverture de l'être humain à la Transcendance. Un Etat sainement laïc devra logiquement reconnaître un espace dans sa législation à cette dimension fondamentale de l’esprit humain. Il s’agit en réalité d’une “laïcité positive” qui garantisse à tout citoyen le droit de vivre sa foi religieuse avec une liberté authentique y compris dans le domaine public. […] Pour un renouveau culturel et spirituel de l’Italie et du continent européen, ajoute le pape, il faudra travailler afin que la laïcité ne soit pas interprétée comme hostile à la religion, mais, au contraire, comme un engagement à garantir à tous, aux individus et aux groupes, dans le respect des exigences du bien commun, la possibilité de vivre et de manifester ses convictions religieuses ».
La laïcité ainsi présentée ne se limite pas comme on peut le voir à la liberté de conscience individuelle ni à la pratique du culte par les croyants. Il s’agit d’autre chose de plus. De ce que l’encyclique « Véhémenter Nos » contre la loi de 1905 proclamait avec force à propos de Dieu: « […] Nous lui devons donc, non seulement un culte privé, mais un culte public et social, pour l'honorer. » Ici, pour Benoit XVI, il ne s’agit pas seulement de « vivre » sa foi mais encore de la « manifester » « y compris dans le domaine public ». Nicolas Sarkozy s’était déjà hasardé à la frontière de la négation de la frontière entre la sphère publique et la conviction privée quand il avait demandé, faussement ingénu, en pleine campagne électorale présidentielle, dans le journal « La Croix » :« Vous ne pouvez pas cantonner l'aspect religieux au seul aspect cultuel. […] Et qu'est-ce que la sphère privée ? Quand Jacques Chirac va à la messe à Brégançon, le fait-il à titre privé ou public ? »
L’église catholique qui a bien compris l’impossibilité de reprendre ses arguments frontaux contre la loi de 1905 reprend sa campagne avec d’autres mots pour dire la même chose et viser les mêmes objectifs. La « laïcité positive » est cet avatar.
Elle est entourée d’un appareil de précision et de définition ou s’expose la grande habileté du procédé puisque pour finir c’est l’église catholique et les cléricaux qui s’approprient le concept de laïcité pour le redéfinir et l’opposer aux laïques eux-mêmes. La « laïcité positive » de Benoit XVI adopté par le président de la République française est le retour du religieux dans l’espace public, sous toutes les formes. C’est un retour à la situation antérieure à 1905. Cette régression est habillement présentée comme une formule de tolérance et de modération par rapport à la vision républicaine traditionnelle en la matière. Celle-ci reçoit un nom qui la déprécie. Ce serait du « laïcisme » comme l’a expliqué Benoit XVI dans son audience le 9 décembre 2006 aux participants du Congrès national d’études organisé par l’Union des Juristes catholiques italiens « […]Une vision a-religieuse de la vie, de la pensée et de la morale a donné lieu à une conception erronée de la laïcité, un terme qui semble être devenu l'emblème [...] de la démocratie moderne [...] La « saine laïcité » implique que l’Etat ne considère pas la religion comme un simple sentiment individuel, qui pourrait être limité au seul domaine privé. Au contraire, la religion, étant également organisée en structures visibles, comme cela a lieu pour l’Eglise, doit être reconnue comme présence communautaire publique.[…] » On ne saurait dire que le sens régréssif de tels propos soit sollicité par un parti pris anti-clérical. La volonté de reconfessionalisation de l’espace public est clairement énoncée : « A la lumière de ces considérations, dit le pape, l’hostilité à toute forme d’importance politique et culturelle accordée à la religion, et à la présence, en particulier, de tout symbole religieux dans les institutions publiques, n’est certainement pas une expression de la laïcité, mais de sa dégénérescence en laïcisme ». C’est ce projet auquel se réfère sans fard la « laïcité positive » de Nicolas Sarkozy. Il s’agit bien d’un nouveau cléricalisme.
Un projet de remise en cause de la loi de 1905
De même qu’on doit rattacher le concept de « Laïcité positive » adopté par le président de la République au corpus doctrinal papal qui décrit avec précision sa signification, on doit le rattacher aussi à sa déclinaison en mesures concrète « toilettant » la loi de 1905. Bien sur il ne manque pas de préciser : « sans toucher à ses grands équilibres ». Mais qui fixe ce qui est de l’ordre des grands équilibres et ce qui ne l’est pas ? Ce travail a été fait à la demande de Nicolas Sarkozy alors ministre de l’intérieur. Il est l’objet du rapport sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics qui lui a été remis le 20 septembre 2006 par monsieur Machelon. Le rapport porte donc le nom de ce dernier.
Le rapport Machelon
Ce rapport part du constat que « les musulmans et les chrétiens évangéliques rencontrent aujourd’hui de réelles difficultés pour pratiquer leur culte en France ». Après ce constat de façade, les propositions avancées profiteraient bien sur à toutes les religions, à commencer par la religion catholique. Evoquons ici quelques unes des principales propositions, en nous demandant à chaque fois si c’est là ce que le président de la république appelle « ne pas toucher aux grands équilibres de la loi de 1905 ». Par exemple le rapport propose d’autoriser les communes et leurs groupements à subventionner directement la construction de lieux de culte et cela sans plafond en modifiant la loi de 1905 et le code général des collectivités locales. Il propose de prévoir des espaces spécifiques réservés aux lieux de culte dans les documents d’urbanisme. Il suggère de confier aux préfets la mission de veiller à ce que les cultes ne rencontrent pas de difficultés dans leur implantation sur certaines communes. Cela notamment en étendant le recours au déféré préfectoral contre les communes concernées devant le tribunal administratif. Monsieur Machelon imagine aussi de faciliter l’usage de baux emphytéotiques pour les cultes, en ouvrant la possibilité d’une option d’achat du terrain à l’issue du bail, de manière à faciliter l’accès des cultes au foncier. « De nos jours, les collectivités publiques financent des milliers d’associations... Pourquoi seules les associations cultuelles ne recevraient-elles aucune aide ? » s’était interrogé en 2004 le futur président de la république dans son livre «La République, les religions et l’espérance. Le rapport Machelon tape fort sur ce point. Il propose une prise en charge par l’impôt du financement des associations religieuses. Pour cela il faudrait bien sur « assouplir » le régime des associations cultuelles et faciliter leur financement en étendant le bénéfice de ce régime à des activités non couvertes aujourd’hui. Par exemple les activités caritatives. Pour cela elles seraient autorisées à devenir des associations sur le modèle de celles que permet la loi 1901. Elles pourraient ainsi délivrer des reçus fiscaux. Il serait même possible d’augmenter la réduction d’impôt prévue. Enfin, et ce n’est pas le moins étonnant, le rapport Machelon propose de négocier avec l’Islam alsacien et mosellan l’extension du bénéfice du concordat d’Alsace Moselle.
Un moment de vérité
« Je continuerai à plaider avec force, mais sans prosélytisme, pour l’instauration de nouveaux rapports entre les religions et les pouvoirs publics (...) Je suis convaincu qu’il faut prendre en compte le fait spirituel et l’importance de la question religieuse » avait déclaré Nicolas Sarkozy dans son livre sur la place de la religion en République en 2004. A présent, nous savons comment il compte s’y prendre et quel sens revêt ce programme à toutes les échelles, depuis l’ordre mondial jusqu'à la définition de l’identité de chacun.
Jean-Luc Mélenchon